Gilles Saint-Arroman

Souvenirs de Bayreuth, récit en forme de quadrille

N° 1 Pantalon. Premiers contacts avec l’Allemagne

Le train de nuit me dépose à Munich à 7 h 16, au matin du 6 août. Les heures fraîches sont mises à profit pour faire le tour des principaux édifices civils et religieux tandis que la ville s’anime peu à peu. L’après-midi est consacrée à la visite de l’Alte Pinakothek, dont mon cher Vincent d’Indy a arpenté si souvent les salles lorsqu’il venait assister aux drames de Wagner, souvent donnés ici entre les deux premiers festivals bayreuthiens de 1876 et 1882. Je repère ses tableaux favoris: Rembrandt, Titien, Rubens, Holbein… En fin de journée, je retrouve Henry-Pierre et Elisabeth à la gare et prends avec eux le train pour Nuremberg. Nous profitons de la soirée pour faire ensemble une petite visite de la vieille ville clôturée par un repas composé de succulentes saucisses et de bière bavaroise: me voilà de plain-pied en Allemagne!

N° 2 Eté. Autour du Rheingold

Le lendemain matin, à l’arrivée à la gare de Bayreuth, je rencontre une jeune Allemande, violoncelliste de Würtzburg. Nous nous rendons « zu Fuss » à la Stadthalle où nous attendent la première conférence, en allemand, sur Rheingold, puis le repas qui réunit les boursiers à l’étage. Après avoir récupéré l’unique et très précieux billet d’entrée, et avant de rejoindre l’internat, je me joins à un petit groupe d’Allemands; nous prenons un verre au cours duquel quelques-uns exercent leur français avec moi, qui suis peu loquace dans la langue de Goethe…

L’internat est des plus accueillant et confortable. Après l’installation et une courte sieste, on se prépare pour le Prologue, qui débute à 18 h. Un bus nous emmène sur la colline et c’est au cours de ce premier trajet que je fais la connaissance des deux Françaises qui logent aussi à l’internat. Le Festspielhaus est tel que je me l’imaginais, avec sa vaste esplanade et ses jardins à l’entour. En revanche, la simplicité et le naturel avec lesquels on pénètre dans le périmètre sacré m’étonnent. Ni murailles ni grilles intimidantes: l’atmosphère est chaleureuse, pas guindée pour deux sous, mais on sent monter comme une fièvre collective alors qu’approche l’heure fatidique. Une fois accompli le rituel des trompettes, on n’entre pas sans émotion dans le temple. Dire que tant d’illustres personnalités musicales ont pris place ici! La salle est sobre mais d’une belle élégance avec ses colonnes corinthiennes et ses discrètes dorures; rien pourtant ne saurait empêcher les regards d’être attirés, comme magnétiquement, vers la scène en contrebas. Et, quand le noir s’est fait, entendre sourdre le premier mi bémol… La sonorité de l’orchestre invisible frappe par son fondu et l’extrême clarté de la texture; jamais − ou presque − il ne couvre la voix des chanteurs. Malgré quelques incongruités de mise en scène, ce Prologue me plaît assez. Le premier tableau me semble perdre un peu d’efficacité par son statisme, mais les voix sont fort belles. L’excellent Alberich confirmera ses qualités par la suite. Le troisième tableau est particulièrement réussi en termes de décors et de mise en scène. Edith Haller dans le rôle de Freia est la voix la plus marquante de la soirée; elle incarnera lumineusement la Gutrune du Götterdämmerung.

N° 3 Poule. Die Walküre

Loin de moi l’idée de comparer la Brünnhilde de ce Ring à une poule! Il faut bien dire, pourtant, que son costume ne la flatte pas pour cette Première journée. L’acte qui m’émeut le plus est le second, avec la confrontation entre Wotan et sa fille préférée, et le cas de conscience de celle-ci. La scène entre Siegmund et Brünnhilde, d’une construction musicale si simple mais si efficace, ne manque pas son effet. Quant au décor monumental du troisième acte − une carrière désaffectée −, il est l’écrin idéal pour les huit walkyries, épatantes vocalement; leur fugato d’imploration à Wotan est impeccable de mise en place. Après la représentation, des amis du Cercle m’invite à dîner à l’hôtel Weihenstephan, mythique haut-lieu de retrouvailles des artistes du Festspielhaus. Soirée privilégiée, au cours de laquelle nous échangeons nos impressions et souvenirs autour d’un excellent chevreuil aux airelles.

Le lendemain de cette Walküre, je profite du temps libre pour visiter le théâtre de la Margravine et faire une visite un peu plus approfondie de la ville, si paisible et pleine de charme. En début d’après-midi, un Suisse et une Française étudiante à Lausanne qui logent chez l’habitant viennent à l’internat où ils forment cercle jusqu’au milieu de la nuit! J’abandonne le petit groupe pour assister à la fin du deuxième acte et au troisième acte de Tristan, dont la diffusion sur grand écran a lieu à deux pas de là. La mise en scène et les décors m’affligent; c’est d’autant plus dommage que les interprètes sont non seulement de grandes voix mais aussi d’excellents acteurs…

N° 4 Pastourelle. Les malheurs de Siegfried

Le matin, avec quelques boursiers, j’assiste à l’alternative de la conférence de la Stadthalle: l’explication au piano d’Alfred Mikisch, dont je confirme le fort accent bavarois. Du coup, je comprends encore moins ce qui est dit, mais cela n’empêche pas la séance d’être autrement plus passionnante. Mikisch joue avec un enthousiasme communicatif. Il aime montrer les parentés de l’harmonie wagnérienne avec celle de ses prédécesseurs et successeurs. Il s’amuse ainsi à dériver vers Bach, Beethoven, Schumann, mais aussi Ravel (Une Barque sur l’océan, Jeux d’eau, Le Gibet)!

Cette troisième journée voit arriver la pluie − elle s’était heureusement fait attendre jusque là. De Siegfried, j’ai préféré le deuxième acte, pour ses beaux éclairages et son atmosphère féerique. Le tenant du rôle-titre n’est pas tel qu’on imagine le héros sans peur, pas plus physiquement que vocalement… Cela donne lieu à des débats passionnés aux entractes! Le récit de Fafner est toutefois d’une grande émotion et le combat de Siegfried contre Wotan fort bien ménagé, mais quel dommage que le réveil de Brünnhilde fasse naître les ricanements de certains… Lorsque une mise en scène − car c’est elle qui est en cause − en arrive à de tels résultats, son auteur devrait s’interroger sur sa validité.

Le lendemain, jour « sans », commence par une visite de l’Ermitage et se poursuit par le tour des tombes de Liszt et de Wagner. Vers 15 h, visite de la villa Wahnfried, précédée d’une énième conférence en allemand, puis du musée Liszt. Le soir, c’est la réception à l’Hôtel Arvena. On compose une table francophone, à laquelle se joignent un Norvégien et un Polonais. Ce dernier, pianiste, termine la série des auditions musicales de la soirée par une interprétation de La Mort d’Isolde qui tient toute la salle en haleine jusqu’à l’expiration de l’ultime résonance… A son retour, nous accablons notre commensal de félicitations. Je fais connaissance le même soir d’une boursière, chanteuse à Stuttgart, qui parle très bien le français. Nous décidons de nous retrouver le lendemain pour déchiffrer les Wesendonk-Lieder.

N° 5 Finale. Götterdämmerung. Adieux à Bayreuth

Après la conférence de Mikisch, je réserve un studio chez le marchand de pianos voisin pour notre séance avec Anja, la chanteuse rencontrée la veille. Nous travaillons un peu les deux premiers Wesendonk-Lieder, qui ne sont pas les plus faciles, et lisons deux fois les trois derniers. Anja a une fort belle voix et commence le soir même à échafauder un programme de récital pour le Cercle! L’après-midi, pour l’unique fois du séjour, je monte à pied jusqu’au théâtre; c’est une belle impression que ce défilé lent et solennel des piétons, des voitures et des taxis, avec le théâtre en arrière-plan…

Le dernier volet du Ring est celui qui me plaît le plus. Le Prologue des Nornes, un de mes passages préférés, est somptueux vocalement et saisit par sa mise en scène immobile, ici pleinement justifiée. Le décor du palais de Gunter est aussi très réussi. La scénographie s’anime de personnages muets, décadents ou bizarres, en costumes des années vingt, qui ne prennent voix qu’à l’acte II. Dans l’ensemble, cette Journée est celle où les personnages sont le mieux dessinés et la direction d’acteurs − qui manquait un peu dans Die Walküre − la plus fouillée. Les voix (Hagen, Gutrune) sont admirables et le dialogue entre Alberich et Hagen puis la mort de Siegfried restent deux des moments les plus forts de cet ultime pan de la Tétralogie.

Valse-Epilogue en trois temps : Weimar, Leipzig et Berlin

Au retour, je tenais à passer par Weimar et Leipzig, villes mythiques pour tout musicien. Liszt a séjourné de longs mois à Weimar où d’Indy lui rendit visite en 1873 et joua à quatre mains avec lui des extraits de Christus… Hélas, sa maison devenue musée est pourvue d’attractions audiovisuelles bien hors de propos. Heureusement, le parc de l’Ilm où se dresse le pavillon de Goethe a gardé tout son charme, sans oublier le troupeau de moutons, à deux pas du centre ville!

Après Weimar, me voici à Leipzig qui, même défigurée par l’Histoire, conserve pieusement le souvenir de J.S. Bach en l’église Saint-Thomas − où j’ai le plaisir d’assister aux vêpres, ce qui me rappelle Bayreuth − mais aussi celui de Mendelssohn et des Schumann, dont l’appartement devenu musée possède tout le charme manquant à celui de Liszt à Weimar. Et puis, Leipzig n’est-elle pas le berceau de Wagner ? Je ne manque pas de m’arrêter devant son buste, dans le jardin attenant à l’opéra.

Berlin sera la dernière étape de ce séjour germanique. Dans le train qui me ramène en France, je me remémore ces six jours et quatre soirées passés à Bayreuth. De tels moments n’ont pas de prix, tant il est rare de pouvoir assister dans un laps de temps si court à l’intégralité d’une œuvre aussi monumentale, dans les lieux mêmes de sa création. Et je ne peux que redire ma profonde gratitude à tous les membres du Cercle qui m’ont offert ce voyage (…). Ils resteront pour toujours associés à ces « Souvenirs de Bayreuth », un des lieux de ma mémoire les plus jalousement gardés.

Gilles Saint-Arroman