Marion Julien

À la découverte de Bayreuth

Mon histoire commence quelques jours avant mon arrivée à Bayreuth pour assister au festival le plus couru au monde. Une telle expérience se prépare, se savoure, à travers la relecture des différents livrets d’opéras ou livres consacrés à Wagner, ou alors encore dans l’énergie savamment dépensée à trouver la tenue la plus adéquate à la circonstance du grand jour tant attendu. Mais je reste profondément convaincue que la préparation la plus importante de ce pèlerinage reste, encore et avant toute chose, celle de l’âme. Une folle aventure s’est engagée, et vous en détenez la clé. Il va falloir se faire à l’idée que vous êtes l’heureux chanceux, l’heureux élu ! Quand on sait qu’il faut attendre, en moyenne, une dizaine d’années pour avoir la chance d’obtenir son sésame, son précieux permis d’entrer, ce fameux petit bout de papier, si simple en apparence, mais si convoité, d’une valeur inestimable pour tout amoureux ou adorateur de Wagner, il est alors difficile, voire impossible, de pouvoir raisonnablement contrôler les battements de son cœur !

Je pars pour Bayreuth. Ce rêve, qui me semblait, jusqu’à présent, si démesuré et si inaccessible, devient aujourd’hui, grâce à vous tous, membres du Cercle Wagner, une vérité, ma réalité. C’est mon tour, ma chance, mon voyage !

Alors que Lavignac préconise, au vrai pèlerin, un voyage à genoux, je décide d’emprunter les airs pour atteindre la destination tant attendue. Après quelques heures de transport, je découvre LA ville que Wagner a choisie pour ériger son théâtre, cette petite cité bavaroise de Haute-Franconie, où règne une ambiance chaleureuse, conviviale et festive.

15 heures frappantes, les 250 boursiers, tous plus émerveillés et plus émotifs les uns que les autres, se regroupent, petit à petit, à la Stadthalle, pour obtenir leurs différents laissez-passer. Si mon début de séjour ne fait que confirmer mes attentes, déjà très élevées, la gentillesse de Monsieur Specht dépasse toutes mes espérances. Comme on craignait le dépaysement trop important et l’isolement des non-germanophones, nous avons été placés, nous autres boursiers étrangers, dans des familles d’accueil. Et que dire de cette formidable dame qui s’est proposé de nous héberger, et qui s’est avérée, en plus, être notre guide officiel durant tout notre séjour ? La bonté même… Une rencontre inespérée ! Au-delà de l’incroyable expérience humaine, il nous est permis de bénéficier d’une multitude de découvertes culturelles (musée Franz Liszt, musée Jean-Paul, visite de l’atelier Steingraeber, visite de la ville, recueillement sur la tombe de Richard Wagner…). Le programme, dans son intégralité, a été source d’enrichissements intenses, mais il est vrai que, pour la jeune pianiste que je suis, la découverte des trois opéras de cette année, Tannhäuser, Lohengrin et L’Or du Rhin, au sein du Festspielhaus, a été, de loin, le moment le plus intense et le plus émouvant de mon voyage.

Songeant à l’édification d’un théâtre d’un genre nouveau, sans décorations ostentatoires, sans loges permettant de s’observer et d’être vu, Wagner décide d’offrir à ses opéras un cadre différent, en opposition totale aux théâtres traditionnels. Le Festspielhaus, partie intégrante de son œuvre, voit le jour. C’est durant cette visite que nous avons découvert cette sorte d’amphithéâtre plongeant vers la scène, sans orchestre, puisqu’il se trouve quelques mètres plus bas, dans une fosse. De lectures et de dires, on nous vante cette ingénieuse construction, cette réussite architecturale, permettant une acoustique unique, défiant absolument toute autre, et une intensité parfaite au profit des chanteurs. Dans cette fosse, réside, tout simplement, « un secret renfermé qui se manifestera au monde tant que la pierre le recèlera ». Sur cette colline « sacrée », autour du théâtre, un magnifique parc est peuplé de petits Wagner, qui tendent leurs bras aux visiteurs, comme pour les inviter à pénétrer, sans aucune retenue, dans un univers inoubliable. Les festivités peuvent enfin commencer !

Alors que nous sommes installés dans le Saint des Saints, les lumières se tamisent, et le public se trouve plongé progressivement dans le noir. Je me souviens encore, très précisé-ment, des sensations qui m’ont envahie. Je savais que j’allais assister à un spectacle grandiose. Comme l’a exprimé Baudelaire, « Je subis une de ces impressions heureuses que tout homme imaginatif a pu connaître par le rêve. Inconsciemment, je devais penser à cet état délicieux que procure sur nous la réflexion d’une grande rêverie, dans une solitude absolue, mais une solitude avec un immense horizon et une large lumière diffuse ; l’immensité sans autre décor qu’elle-même. Bientôt, j’éprouvai la sensation d’une clarté plus vive, d’une intensité de lumière croissant avec une telle rapidité, que les nuances fournies par le dictionnaire ne suffiraient pas à exprimer ce surcroît toujours renaissant d’ardeur et de blancheur. Alors je conçus pleinement l’idée d’une âme se mouvant dans un milieu lumineux, d’une extase faite de volupté et de connaissance, et planant au-dessus et bien loin du monde naturel. » Bien vite, je me sentais régner sur cette scène. Une communion des plus parfaites était en train de s’opérer entre mon esprit et cette magnifique introduction de Tannhäuser. J’étais seul maître à bord. Que faire de ces 1799 autres mélomanes, cette musique était mienne. Déli-vrée des lois de la pesanteur, j’étais bien présente, ce 7 août 2013, à Bayreuth !

Les premières notes retentissent, et l’impensable opère… Les dires sont entièrement justifiés. L’acoustique est céleste, l’impression grandiose. Le son orchestral semble ne pas avoir de source définie, alors que la voix scénique peut être localisée avec précision. La musique s’extirpe, comme par magie, des profondeurs, et la scène, seule éclairée, attire tous les regards.

La distribution remarquable de Tannhäuser côtoie une direction impressionnante, par Axel Kober. La mise en scène, quant à elle, me laisse un peu plus sceptique, et a, d’ailleurs, violemment heurté une partie du public. L’opéra débute scène ouverte, se trouve sur trois niveaux, et représente une usine de retraitement des déchets organiques. Certains moments sont réussis, mais le désordre scénique distrait de l’action. Le jour suivant, Lohengrin est au programme, avec une merveilleuse surprise musicale et scénique. Je découvre alors un ténor comme jamais je n’en ai entendu. Une voix pure, d’une douceur inouïe et puissante à la fois, qui passe, sans aucune force, au-dessus des forte d’un orchestre déchaîné. Le public a d’ailleurs reconnu et ovationné comme il se doit ce musicien de talent qu’est Klaus Florian Vogt. Cette année, le festival est sous le signe de l’innovation, avec une nouvelle mise en scène de L’Or du Rhin, pour le bicentenaire de la naissance de Wagner, confiée à Franck Castorf, provocateur par excellence. D’un rythme effréné, soulevant beaucoup d’interrogations, cette mise en scène a été loin de combler un public assez dubitatif. Nous voyageons aux États-Unis, grâce à un plateau tournant sur lequel se trouvent un motel et une station-service. La présence de cameramen sur scène, ainsi qu’un écran vidéo projetant ce qu’ils sont en train de filmer, parasitent l’action principale, mais surtout l’écoute musicale. On finit alors par en oublier la saveur si sublime de la musique, au profit d’une action déroutante et quelque peu envahissante. Outre les contesta-tions plus ou moins vives de ces différentes mises en scène, le spectacle mérite vraiment qu’on s’y déplace, et l’acoustique du théâtre de Bayreuth continuera de résonner en moi comme LA référence sonore.

Découvrir Bayreuth et son Festival a été, pour moi, signe d’enrichissement culturel et musical, et je tenais à remercier tous les membres du Cercle Wagner, qui ont porté ma candidature et m’ont permis d’effectuer ce périple inoubliable, et, en particulier, Madame Michèle Bessout et Madame Annie Benoit, pour leur extrême gentillesse. Les mots semblent tout-à-coup bien fades face à l’immense gratitude que je ressens pour vous tous, mais j’espère que ma reconnaissance infinie palliera cette insuffisance verbale.

Marion Julien