La création de Parsifal à Bayreuth : aspects esthétiques, juridiques et économiques

Conférence donnée par Gilles Demonet,
le 24 avril 2017, au Cercle National Richard Wagner – Paris

 

Les conditions très particulières de la création de Parsifal à Bayreuth ont déterminé une « référence » qui va rester en vigueur, du moins à Bayreuth, jusqu’en 1982.

La création

L’opéra est un genre complexe, qui asso­cie musique, théâtre, architecture, peinture, etc. Au XIXe siècle, la notion de « metteur en scène » n’existe pas ; ce sont les librettistes ou les compositeurs qui, selon les pays, veillent à ce que l’œuvre soit représentée conformément à leurs intentions.

Wagner souhaite l’œuvre d’art totale (Gesamt­kunst­werk), et récuse le terme d’opéra ; ainsi, le Ring est un Bühnenfestspiel, festival scénique.

Parsifal possède une dimension mysti­que, avec une prépondérance de la narration sur l’action. La musique également est plutôt sta­ti­que, ce qui laisse beaucoup de liberté au chef. Par ailleurs, il convient de relever les diffi­cul­tés techniques liées à l’apparition du cygne, à la lance suspendue… Il faut donc un lieu de repré­sen­ta­tion exceptionnel : c’est Bayreuth. Le Festspielhaus est conçu pour Parsifal… et Parsi­fal pour le Festspielhaus ! Les premiers festivals ne sont d’ailleurs consacrés qu’à cet opéra, et Wagner refuse qu’il soit représenté ailleurs.

Il suffit de comparer le Festspielhaus au Palais Garnier pour en comprendre la singula­rité ; l’un est perché au sommet d’une colline verdoyante, l’autre inséré dans son quartier parisien, qu’il structure ; mais surtout, une grande partie de l’espace de Garnier est occupé par des foyers, salons et autres larges lieux de représentation sociale, qui n’existent pas à Bayreuth, où tout est fait pour l’œuvre, et seulement elle.

La partition n’est pas achevée lorsque les répétitions commencent ; elle ne sera d’ailleurs pas encore éditée au moment de la représen­tation. Wagner s’implique totalement dans la production : il connaît toutes les contraintes techniques du lieu ; il a la haute main sur tous les éléments. Il choisit les solistes – pour Parsifal, Hermann Winkelmann – il choisit le chef d’orchestre, qu’il remplace au cours d’une des dernières représentations. Il récuse les cos­tu­miers envoyés par Louis II, et dessine lui-même des éléments de costumes. Arnold Böcklin, contacté par Cosima, ne réalise finale­ment pas les décors. Bref, Wagner a des idées bien arrêtées sur la scénographie – ce qui ne veut pas dire qu’elles soient réalisables…

Parmi les difficultés techniques, il y a l’étagement des chœurs sur trois niveaux, au 2e tableau du 1er acte ; il y a les scènes de trans­formation, réalisées grâce à des toiles qui s’enroulent avec une machinerie compliquée, prouesse technique qui constitue l’une des attractions du festival.

Pendant les répétitions, il apparaît qu’il n’y a pas assez de musique pour accompagner les changements de décor : Wagner est obligé d’ajouter quelques mesures. Enfin, il y a les cloches ; Wagner essaye plusieurs matériels, qui ne le satisfont pas. Il faudra attendre l’arrivée des cloches électroacoustiques pour qu’une solution pérenne soit adoptée. Donc, Wagner crée Parsifal avec une certaine frustration.

Nous avons la chance que de nombreux témoins, assistants, amis… nous aient légué des témoignages de cette création. Ainsi, Anton Schittenhelm prend des notes en sténo, pour garder les intentions du maître, et réalise de nombreux croquis montrant les déplacements des personnages, du chœur au 2e tableau du 1er acte, ou encore l’allumage du Graal, avec le passage des fils électriques… Ensuite, à la demande du maître, il y a les commentaires rédigés scène par scène par les deux assistants, Heinrich Porges et Julius Kniese. Ces notes ne sont pas sans rappeler les cahiers de régie rédigés à l’occasion de la création de plusieurs opéras, à Paris notamment, tout au long du siècle, pour préserver les intentions de l’auteur.

Après Wagner

Les successeurs sont donc en possession d’un référentiel qui va, en grande partie, influ­en­cer les productions de l’œuvre jusqu’en 1982. La production initiale est d’ailleurs recon­duite jusqu’en 1933, avec juste quelques modi­fi­ca­tions minimes du jardin de Klingsor. La salle des chevaliers est toujours circulaire, avec, en son centre, un temple à colonnes d’inspiration reli­gieuse. Même les entrées en scène sont péren­nisées, Amfortas par la gauche, Kundry par la droite, Parsifal par le fond. Parsifal reste le cœur de la programmation du festival ; il est repré­senté tous les ans, alors que, petit à petit, d’autres œuvres s’y ajoutent, et alternent entre elles.

En 1934, nouvelle production de Heinz Tietjen et Alfred Roller. En 1937-1939, Wieland Wagner est décorateur et costumier. Puis, en 1951-1973, Wieland Wagner, responsable de la mise en scène, laisse parler sa créativité. En 1975-1981, c’est Wolfgang Wagner qui prend la relève. Mais ce n’est qu’en 1982 qu’on peut par­ler de rupture avec la production de Götz Friedrich : plus de salle circulaire, plus de colonnes…

Pourtant, hors de Bayreuth, des théories de la mise en scène s’élaborent, en particulier au sujet des opéras wagnériens. Citons Adolphe Appia, qui propose des croquis sur Parsifal (1896-1904), avec une recherche sur les éclairages, et des décors plus dépouillés et schématiques.

Il est donc impossible de représenter Parsifal en dehors de Bayreuth pendant trente ans après sa création ; Cosima Wagner a d’ailleurs cherché, mais sans succès, à étendre à cinquante ans la protection juridique, liée à la convention de Berne adoptée en 1886. Cet ostracisme s’explique en partie par la peur que l’œuvre du maître soit défigurée, mais aussi par des considérations économiques, Bayreuth se réservant le fructueux marché de Parsifal.

Les directeurs de théâtre voudraient évidemment tous monter Parsifal avant l’expi­ra­tion des trente ans. Dès 1903, au motif que les États-Unis n’ont pas ratifié la convention de Berne, le Met ne s’estime tenu à rien du tout, et monte Parsifal, avec un énorme succès, produc­tion qui partira ensuite en tournée. La mise en scène est d’Anton Fuchs, qui a créé Klingsor à Bayreuth en 1882 ; quant au chef d’orchestre, Alfred Herz, il sera banni à tout jamais des scènes allemandes…

Pour les mêmes raisons, l’opéra d’Amsterdam donne Parsifal l’année suivante. Il y a aussi des représentations de concert.

On a là un bel exemple de conflit entre droit moral et droit patrimonial en matière de pro­pri­été intellectuelle. Le choix fait par les héri­tiers Wagner a-t-il été le bon ? Céder les droits aurait probablement été plus rentable pour Bayreuth. Et la sacralisation de l’œuvre n’a pas permis, pendant des décennies, l’émer­gence de réalisations qui auraient pu être pro­ches de l’esprit de Wagner, puisque lui-même n’était pas entièrement satisfait du résultat.

On voit là combien la création musicale peut être liée à des contraintes juridiques et économiques.

Anne Hugot Le Goff