Impressions de Bayreuth
Chaque année, depuis 1882, la Richard-Wagner-Stipendienstiftung (fondation des bourses Richard Wagner) permet à de jeunes musiciens et musiciennes d’assister gratuitement au Festival de Bayreuth. Entendre les opéras de Wagner dans le lieu qui leur est tout entier consacré est déjà un privilège en soi : la demande, on le sait, excède très largement le nombre des places disponibles (surtout en période de restrictions sanitaires). Ce fut donc une grande chance pour moi d’être recommandé par le Cercle Richard Wagner de Paris auprès de la Stipendienstiftung. L’annulation de la saison 2020 avait reporté le séjour d’un an : j’étais donc d’autant plus impatient, cet été, de partir pour Bayreuth.
Au cours de mes études de musicologie, j’ai développé une affinité toute particulière pour l’œuvre de Wagner ; le compositeur auquel je consacre aujourd’hui mes recherches, Hugo Wolf (1860-1903), fut lui-même profondément marqué par sa musique, au point d’en être un défenseur acharné. J’avais donc souvent entendu parler de l’architecture unique du Festspielhaus de Bayreuth, de la fosse d’orchestre cachée, ou encore des proportions immenses de la scène, visible en tout point de la salle, disposée en amphithéâtre. Il est, par ailleurs, étonnant de voir combien la description présentée dans le guide du Voyage artistique à Bayreuth d’Albert Lavignac (1897) reste en grande partie d’actualité : hormis la durée du voyage en train depuis Paris (près de vingt heures à l’époque) et la probabilité désormais « réduite » de rencontrer Cosima, peu de choses semblent avoir changé dans ce lieu hors du temps. Cependant, vivre une représentation ne permet pas seulement de faire l’expérience physique de cet espace, et, en particulier, de son acoustique exceptionnelle – assis au balcon, en haut de la salle, il suffit de poser les mains sur la balustrade pour sentir les vibrations de l’orchestre. Sur la colline verte, c’est l’organisation rituelle du temps qui m’a d’abord frappé. Chaque soir, le spectateur est très progressivement coupé du monde extérieur par une série d’étapes bien définies : il y a d’abord le trajet jusqu’au Festspielhaus, situé en hauteur et au milieu des arbres, légèrement à l’écart de la ville. Ses portes ne s’ouvrent que pour la représentation. Après avoir été invité à entrer par une série de fanfares – 15, 10 puis 5 minutes avant le début du spectacle –, on peut entendre, depuis la salle, une ultime sonnerie, très brève, mais fatidique : toutes les issues sont fermées à clé dès qu’elle retentit. On guette alors le moment où la lumière des globes commence à faiblir, avant de s’éteindre très lentement, jusqu’à ce qu’on ne perçoive plus, dans le noir complet, qu’une lueur pâle émanant de la fosse invisible. Ainsi, tout est mis en œuvre pour que les premiers accords, même lorsqu’on les a déjà entendus des centaines de fois, nous paraissent entièrement nouveaux.
Précisons que ce n’est pas à une, ni même à deux, mais bien à trois représentations que les boursiers ont la chance d’assister. Au programme, cette année : Tannhäuser, Les Maîtres chanteurs et, dans une nouvelle production, Le Vaisseau fantôme. C’est probablement ce dernier qui m’a le plus marqué, tant par la qualité de l’interprétation – celle d’Asmik Grigorian en Senta, d’Oksana Lyniv à la direction ou encore du chœur – que par l’intensité et la beauté visuelle de la mise en scène. Les protagonistes évoluent dans une ville dont l’allure froide et géométrique rappelle aussi bien les tableaux de Hopper que certains films expressionnistes des années 1920. À chaque nouvelle scène, les maisons changent de place. Que le décor soit disposé en rue, en place ou simplement en bloc, le manque d’espace étouffe les personnages et limite les mouvements ; c’est à ce monde, à la fois statique et sans repères, que se heurte l’héroïne. Les deux autres représentations, à quelques réserves près, concernant des choix de mise en scène, m’ont beaucoup impressionné également. Comme tous les boursiers, j’ai été saisi par la prestation de Lise Davidsen en Elisabeth, et l’air du pâtre, chanté par Katharina Konradi dans le premier acte de Tannhäuser, restera aussi, pour moi, un sommet.
La Richard-Wagner-Stipendienstiftung ne permet pas seulement aux boursiers d’assister à l’un des plus grands festivals d’opéra qui soient, mais propose également tout un programme de visites dans la belle ville de Bayreuth – la villa Wahnfried et la tombe de Wagner, ou encore le château de l’Eremitage, charmante résidence des margraves, au XVIIIe siècle, en faisaient partie. Ce séjour est surtout l’occasion de nombreuses et stimulantes rencontres. Du fait des restrictions, nous n’étions, cette année, qu’une soixantaine de boursiers, au lieu des 250 habituels. Dès lors, il était possible de faire connaissance avec la majeure partie de ce groupe très varié, et d’échanger aussi bien avec des chanteurs ou des violonistes qu’avec des dramaturges, des répétiteurs ou des chefs d’orchestre de haut vol : le concert des boursiers, donné le deuxième soir, fut ainsi un autre moment marquant de ce séjour.
Je tiens donc à exprimer ma gratitude envers le Cercle Richard Wagner de Paris et sa présidente, Madame Annie Benoit, pour le soutien qu’ils ont apporté à ma candidature en tant que boursier. J’adresse également les plus vifs remerciements à Madame Stephanie Kollmer, secrétaire de la Stipendienstiftung depuis 2020, et à son prédécesseur Monsieur Stefan Specht, pour avoir accepté mon dossier et pour l’organisation de ce séjour. Enfin, je souhaite à celles et ceux qui auront la chance d’être les futurs boursiers de profiter le mieux possible de cette expérience inoubliable.
Nicolas Boiffin