Ernest Chausson et Le Roi Arthus : « si je pouvais arriver à me déwagnériser ! »

Conférence donnée par Cécile Leblanc,
le 11 mai 2015, au Cercle National Richard Wagner – Paris

 

La première présentation du Roi Arthus à Paris est l’occasion de rouvrir le procès en « wagnérisme » fait à son auteur, Ernest Chausson !

Chausson est issu d’une riche lignée d’entrepreneurs en bâtiment. La famille s’installe dans le très mondain quartier du Parc Monceau. C’est par l’art qu’on peut pénétrer ce milieu fermé : le jeune Ernest va fréquenter divers salons, où il se lie avec peintres et musiciens, avant de tenir lui-même un salon… fort bien fréquenté. Son épouse est la belle-sœur du peintre et collectionneur Henri Lerolle. Il rencontre Renoir, Odilon Redon, Puvis de Chavannes, Maurice Denis, qui a laissé, entre autres, un portrait bien connu de sa nièce, Yvonne Lerolle. Tout ceci pour bien montrer que Chausson était au cœur de la vie intellectuelle et de l’avant-garde de son temps.

Après s’être engagé dans des études pour devenir avocat, Chausson décide de devenir musicien (ou peut-être écrivain : comme Wagner, il écrira tous ses livrets). Il entre dans la classe de Massenet, puis de César Franck, devient ami avec Vincent d’Indy, tout en apprenant l’anglais (façon de se familiariser avec le mouvement préraphaélite), avec Mallarmé… Généreux, il aide des musiciens moins fortunés, finance certaines éditions, et collectionne des tableaux (Degas, Monet, Delacroix, Gauguin…). Par exemple, il a financé l’édition de luxe de La Damoiselle élue, avec le frontispice de Maurice Denis ; il est, en effet, ami avec Debussy, même si leurs relations se dégraderont ultérieurement, Debussy faisant preuve d’une effrayante ingratitude…

Ernest Chausson

On peut dire que l’admiration de Chausson pour Wagner va passer par un sommet, puis aller decrescendo. Il le découvre en 1875, et entend la tétralogie, pour la première fois, en 1879, à Munich. « Wagner a créé un art nouveau qui doit fatalement bouleverser les vieux moules de l’Opéra », écrit-il. En 1882, il voit Parsifal, et écrit des analyses pour la revue L’Art musical. Il va à Bayreuth, et y emmène même son épouse en voyage de noces. En 1889 commence le désenchante­ment ; il n’aime pas les mises en scène ; il qualifie alors Wagner de prodige résumant en lui les tendances à la fois élevées et maladives de l’art moderne[1]. Chausson va écouter La Walkyrie à Garnier, et il est encore déçu. Il cite ces deux vers, qui le touchent directement, puisque le doute ne va plus le quitter :

« Quand gît le doute dans le cœur
Alors un bien grand mal agite l’âme
 »

Pour finir, il rencontre Siegfried, l’héritier, qu’il trouve parfaitement inintéressant…

À l’été 1882, Chausson entame un poème sym­pho­ni­que dénommé Viviane. Ce premier essai ne le satis­fait pas. En traitant de la fée maléfique peinte par Burne-Jones, le compositeur, qui se passionne pour la litté­ra­ture médiévale et accumule une abondante documenta­tion, est bien de son temps, celui des préraphaélites anglais. Il écrit beaucoup de musique de scène, mais sou­haite évi­demment passer à l’opéra : Hélène, Hercule, deux projets avortés en 1884 ; il est tou­jours déçu du résultat. Il y a constamment « le spectre rouge de Wagner qui ne me lâche pas »[2].

En 1886, il y a un « putsch » a la Société nationale de musique, dont Saint-Saëns ne se remettra pas : Une nouvelle école de musiciens se lève ; c’est l’année de la parution du Manifeste du symbolisme, et Chausson se met à rédiger le livret – une alternance de vers et de prose – du Roi Arthus.

Pendant toute cette composition, Chausson vit un calvaire (« wagnérien par le sujet et par la musique c’est trop ! »[3]), dont nous pouvons mesurer la profon­deur grâce à sa longue correspon­dance avec Paul Poujaud. La sen­sa­tion de ne pouvoir se débarras­ser de l’influence wagnérienne engen­dre, chez lui, un décourage­ment perpétuel. Au gré des nom­breux remaniements, l’orches­tration, tout comme la psy­chologie des personnages, évolue. Chausson a très peur des comparaisons qui pourraient être faites avec Tristan, à commencer par le livret. Pourtant, il y a des différences fondamentales : Le roi Arthus n’est pas une histoire d’amour, les amants ne sont pas un couple, leur duo d’amour ne débouche sur rien, puisqu’au sortir des bras de Genièvre, Lancelot est ramené au devoir et à l’idéal des chevaliers, il est plus proche de Parsifal que de Tristan ! On est bien loin d’une fusion mystique…

Le Roi Arthus dans la mise en scène de Graham Vick à l’Opéra de Paris

Le sujet, c’est bien Arthus, et sa tristesse devant le déclin de l’esprit de la Table Ronde, les rivalités et les haines entre les chevaliers. Arthus, à qui Chausson donne une dimension quasiment christique : l’appel à Merlin (qui, en permettant la conception d’Artus, est, en quelque sorte, son père spirituel), c’est celui du Christ au jardin des oliviers. Dans le grand monologue de Merlin, où l’on entend le célesta, l’orchestration n’est d’ailleurs plus du tout wagnérienne.

L’ouvrage est créé à La Monnaie de Bruxelles, en 1903, trois ans après la mort prématurée du compositeur, avec des costumes de Fernand Khnopff et des décors d’Henri Lerolle. Gabriel Fauré, qui n’aime pas Chausson, en fait une exécution en règle, en insistant sur la parité avec Tristan. Paul Dukas, par contre, trouve que la ressemblance n’est que super­ficielle. Debussy lui-même n’envisagea-t-il pas de traiter Tristan, légende celte qu’il n’y a aucune raison de laisser aux Allemands !

Comment maintenant la postérité peut-elle juger Le Roi Arthus ? Ne faut-il pas voir Chausson comme typique des musiciens fin de siècle, empreints d’art symboliste, férus de Moyen Âge, plutôt que comme un wagnérien pur et dur ? C’est l’époque du Crépuscule celtique de Yeats ! C’est le règne de la femme fatale, qui entraîne l’homme à sa perte ; Guenièvre, c’est Salomé la destructrice, mais c’est aussi un peu Mélisande, la créature étrange venue d’on ne sait où, dont elle partage la longue chevelure – puisque Guenièvre se suicide en s’étran­glant avec ses cheveux, ce qui est bien dans le goût de l’époque pour le bizarre…

« Arthus sur ton front royal
Qu’a dédaigné la victoire
Plane la suprême gloire
D’avoir cru dans l’idéal
 »

Voilà quelles sont les paroles finales, chantées par le chœur. Et si « cru » ne venait pas du verbe « croire » mais bien du verbe « croître » ? En fait, Arthus, avec son doute perpétuel, n’est-il pas un double de Chausson ?

Le thème central, c’est la décadence, la disparition d’une civilisation. Il n’y a pas de rachat wagnérien. Le royaume des chevaliers de la Table Ronde est fini. À la fin, Arthus, qui s’en va, laisse une scène vide. Dégoût du monde, impuissance : Arthus est un Parsifal qui échoue…

La mort prématurée de Chausson nous a privés de sa carrière post-wagnérienne. Dans sa dernière lettre, n’écrivait-il pas « ne vous découragez pas, et cherchez toujours »[4] ?

Anne Hugot Le Goff

[1] L’Art musical, 10 août 1882
[2] lettre à Paul Poujaud, août 1884
[3] lettre à Henri Lerolle, 11 septembre 1886
[4] lettre à Gustave Samazeuilh