Wagner et la politique de son temps

Conférence donnée par Pascal Culerrier,
le 4 février 2018, au Cercle National Richard Wagner – Paris

 

Richard Wagner a joué un rôle politique important à deux périodes de sa vie : pendant sa jeunesse « révolutionnaire », jusqu’en 1849, où sa participation au mouvement anarchiste et sa présence sur les barricades de Dresde l’obligent à fuir la Saxe, pour se réfugier en Suisse ; ensuite, à partir de 1862, et surtout dans les années 1864-65, où il joue les conseillers politiques auprès de Louis II de Bavière.

Wagner nait, en 1813, en même temps que le sentiment national allemand. La bataille de Leipzig est perdue par Napoléon ; le roi de Saxe est pro-Napoléon, mais pas son armée. Le peuple impose son ressenti nationaliste contre ses dirigeants. En 1810, Germaine de Staël avait très bien analysé ce sentiment, forgé par la langue et l’art, dans son ouvrage De l’Allemagne, que Napoléon s’est empressé de censurer… Le mouvement Jeune-Allemagne, né vers 1830 en Suisse, seule république européenne, s’inspire des doctrines de l’Italien Giuseppe Mazzini.

La bataille de Leipzig
gravure d’après Couché fils

On peut donc dire que Wagner est le « compositeur national allemand », comme Giuseppe Verdi est le « compositeur national italien ». Attention cependant à ne pas pousser trop loin cette analogie : Wagner n’a jamais sacrifié sa musique à la politique, alors que Verdi s’est engagé dans le Risorgimento, aux côtés de Cavour et de Garibaldi. Verdi écrit, à la demande de Mazzini, Suona la tromba, hymne patriotique, et compose, en 1849, La Bataille de Legnano, qui est une parabole historique de la situation contemporaine. Et puis, Verdi avait certainement une réelle empathie pour le peuple, que n’a jamais ressentie le très personnel Wagner…

Rienzi, inspiré de l’histoire de Cola di Rienzo, est typique des conceptions politiques du jeune Wagner : il avait entre 25 et 27 ans lors de sa composition. Di Rienzo a monté le peu­ple contre les princes, les Orsini et les Colonna, pour se faire élire tribun d’une éphé­mère république romaine. Le pape se méfie de ses prétentions à unifier l’Italie, et l’oblige à fuir. En 1354, grâce au soutien du nouveau pape, Innocent VI, il rentre à Rome, où il se fait élire sénateur. Mais son comportement dictato­rial lui vaut le désaveu populaire, et il sera destitué et assassiné. L’histoire contemporaine a joué un mauvais tour à Rienzi : Hitler en raffolait, et Winifred Wagner lui a même offert la partition originale… Quant aux bolcheviks, ils se méfiaient de Wagner, et la première représentation russe de Rienzi n’a eu lieu qu’en 1923. Mais, en 1842, soutenu par Meyerbeer, l’opéra a beaucoup de succès à Dresde, et Wagner devient chef d’orchestre du théâtre de la ville. Il est alors plutôt bien vu à la cour de Saxe, malgré ses fréquentations « de gauche ».

À cette époque, Wagner découvre les tra­vaux du linguiste Jacob Grimm, auteur d’une Histoire de la langue allemande et de Mytholo­gie allemande, entre autres, et s’inspire des vieux contes germaniques et des histoires des Min­ne­sänger pour rédiger les livrets de Lohen­grin et des Maîtres chanteurs de Nuremberg. Dans la première scène de Lohengrin, le dis­cours d’Henri l’Oiseleur (Henri Ier de Saxe) est un appel au pangermanisme. Wagner prône l’usage exclusif de l’alle­mand sur la scène alle­mande, ce qu’avaient entre­pris Mozart et Weber. N’oublions pas que Gaspare Spontini avait composé, pour l’opéra royal de Ber­lin, Agnes von Hohenstaufen sur un livret allemand.

Dans Tannhäuser, créé à Dresde en 1845, Wagner utilise des figures historiques de Min­ne­sänger et le site historique, très chargé de signi­fication, de la Wartburg, où Luther, pro­tégé du roi de Saxe, traduisit la Bible en alle­mand. Le 18 octobre 1817, des étudiants s’y étaient réunis pour demander un État-nation, et ils y firent un autodafé d’œuvres réaction­naires, ou jugées antiallemandes, comme le Code Napoléon.

En 1848, à la suite des révolutions en Ita­lie et en France, les états germaniques se mobi­li­sent à leur tour, pour obtenir un parlement natio­nal à Francfort, permettant une unification des états. En Saxe, quand le roi Frédéric-Auguste II décide de dissoudre le parlement, Wag­ner est de tout cœur avec la révolution, mais attend tranquillement d’avoir terminé Lohen­grin pour s’engager en politique. Il écrit un poème à la gloire des révolutionnaires rus­ses, un drame autour de Jésus de Nazareth, con­si­déré comme un révolutionnaire. Il se lie avec Bakounine, écrit, le 8 avril 1849, dans les Volks­blätter, un article appelant à la révolution, et participe aux émeutes. Après l’échec de la révo­lu­tion, il va à Weimar auprès de Liszt, qui lui conseille d’aller en Suisse, où il se réfugie, en 1849, alors que la création de Lohengrin, à Weimar, est un succès.

En Suisse, l’intérêt de Wagner pour la politique décroît pendant une dizaine d’années, bien qu’il écrive, en 1849, L’Art et la Révolution, influencé par Proudhon, puis, malheureuse­ment, Le Judaïsme dans la musique.

Cependant, en Europe, le débat pour un « art national » se poursuit. Liszt revendique son identité hongroise, alors même qu’il en parlait mal la langue. Quant à Mazzini, il veut un opéra italien, des livrets historiques, où le chœur, représentant le peuple, doit être mis en valeur, et où l’harmonie (l’ensemble) doit pren­dre le pas sur la mélodie (considérée comme plus individualiste). Wagner a-t-il connu Mazzini ? Malwida von Meysenbug, socialiste et féministe, amie de Mazzini, était intime de Wagner, et a pu lui en parler.

En 1851, Frédéric-Guillaume IV de Prusse répond, à une sollicitation de Liszt, que le talent de Wagner le rend digne d’admiration, mais que son crime l’a discrédité. Et ce n’est qu’en 1862 que Wagner est amnistié par le roi de Saxe. En 1864, c’est la rencontre avec Louis II de Bavière. Wagner écrit un journal pour le roi, où il caractérise l’art allemand par son goût pour le beau et le noble. Mais il voudrait que la Bavière ait un rôle politique beaucoup plus important ! Il est déçu par le roi… Il se fait de nombreux enne­mis ; on l’accuse de pousser le roi à de fol­les dépenses ; et on l’appelle « Lolus », en sou­ve­nir de la belle Lola Montez, chérie de Louis Ier… Lorsqu’il demande au roi de congédier le président du conseil, il doit partir. Mais, en 1868, c’est la création triomphale, à l’opéra de Munich, des Maîtres chanteurs de Nuremberg, qui loue l’art allemand et la corporation des Maîtres. Hans Sachs est une figure historique, que le XVIIIe siècle a remise au goût du jour.

Qu’y a-t-il de politique ensuite, dans la Tétralogie ? Certes, la possession des rives du Rhin a galvanisé les Allemands. Mais Wagner ne s’intéresse plus à la politique, juste aux mythes. Mais, sortir de l’histoire pour rentrer dans le mythe, n’est-ce pas un aspect du nazisme, selon Thomas Mann ?

Le château de la Wartburg
un site historique, très chargé de signification

En 1870, le couple est de retour en Suisse. Wagner, en pleine conception de son futur théâtre, est violemment anti-français, et écrit Une Capitulation, farce anti-française, ce qui rend les Wagner suspects aux Suisses. En 1871, il est reçu par Bismarck, dont il espérait quelque financement, et qui confie « n’avoir jamais rencontré une conscience de soi aussi aiguë ». Le Festspielhaus est bien l’œuvre d’un individu, et pas un monument national. L’inauguration de Bayreuth est cependant un grand évènement politique, en présence de Guillaume Ier d’Allemagne, de l’empereur Pierre II du Brésil et de très nombreux artistes.

Remarquons que Wagner n’utilise jamais les musiques populaires allemandes. Il voulait que ses concitoyens acquièrent une conscience esthétique ; l’art doit aider l’humanité à lutter contre la décadence depuis l’antiquité grecque. Il conçoit le drame à la manière des tragiques grecs, en particulier Eschyle, qui mit en scène la victoire grecque de Salamine face aux Perses.

Wagner se posera toujours d’abord en artiste face à la société de son temps. Sa voix restera solitaire.

Anne Hugot Le Goff