Le chef d’orchestre selon Wagner

Conférence donnée par Georges Liébert,
le 23 septembre 2019, au Cercle National Richard Wagner – Paris

 

« Ni empereur ni roi, mais être là et diri­ger » aurait dit Wagner, enfant, sans doute en voyant diriger Weber. Ce souhait, il le réalisa, en devenant, à bien des égards, le premier grand chef d’orchestre moderne.

L’arrivée de Wagner sur la scène musicale coïncide avec l’avènement du chef d’orchestre tel que nous le concevons maintenant. Le déve­lop­pe­ment de la masse orchestrale demande désormais la présence d’une personne unique­ment consacrée à sa direction.

Les différentes qualités que l’on attend d’un chef ne sont pas forcément réunies chez un compositeur. Et le compositeur n’est pas forcé­ment le meilleur interprète de ses œuvres, comme l’a constaté, fort lucidement, Schumann… Et pourtant, les plus grands chefs de cette époque ont aussi été des compositeurs. Financièrement, ceux-ci avaient, de toute façon, besoin d’un revenu fixe, ce qui a bien été le cas de Wagner, plus riche de dettes que d’autre chose.

Les débuts de Richard Wagner dans les petits théâtres de province, comme Magde­bourg, vont incontestablement contribuer à for­mer son expérience. Le jeune chef s’entiche des opéras-comiques, Adam, Boieldieu, de Bellini aussi. À Riga, engagé comme directeur musical du Théâtre allemand, il réfléchit à la disposition de l’orchestre (qui se plaint de répétitions inter­mi­na­bles), et termine son « grand opéra » Rienzi. Nommé Kapellmeister, de 1843 à 1849, à la cour royale de Saxe, à Dresde, où l’avance­ment est à l’ancienneté, et où l’orchestre doit deux cent services à l’église et une prestation cha­que soir, laquelle peut être l’accompagne­ment d’un ballet ou d’une pièce de théâtre, il déplore les servitudes du théâtre de répertoire. Malgré tout, il obtient de bons résultats, et gagne en popularité, et, en 1846, il se lance dans la 9e symphonie de Beethoven, jusque-là très peu donnée : il veut montrer ce qu’étaient le « vrai » Beethoven, le « vrai » Mozart. Mais l’échec de ses projets de réorganisation de l’orches­tre l’entrainent du côté de la révolu­tion… Il veut être libre, libre de créer.

Wagner vu par Spy

De 1850 à 1855, Wagner est à Zurich, où il dirige, entre autres, Norma, Fidelio, Don Giovanni. Il refuse les programmes trop abon­dants, trop composites, qu’il trouve « absur­des ». Il se sent évidemment créateur plus qu’inter­prète, et voudrait être libre de se consa­crer à cette activité créatrice, mais, financière­ment, malgré l’aide d’Otto Wesendonck, puis de Louis II de Bavière, il est bien obligé de se plonger dans le « bourbier des concerts ». Les tournées sont triomphales, les musiciens ado­rent travailler sous sa direction – il a un véritable don de communication –, mais le Ring n’avance pas… et sa santé se dégrade.

Son dernier haut fait sera de diriger la dernière scène du troisième acte de Parsifal à Bayreuth. Il faut cependant signaler un ultime concert à Venise (sa symphonie de jeunesse en ut majeur), un concert privé, en petit comité, pour l’anniversaire de Cosima, auquel assiste­ront Liszt et Humperdinck.

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La question importante pour les chefs actuels : comment dirigeait-il ? On sait qu’il fai­sait peu de gestes, et ne faisait preuve d’aucun autoritarisme. Mais surtout, à l’encontre de ce que nombre des interprètes lui ayant succédé font, en croyant bien faire, il n’avait aucune lenteur ni solennité ! Il avait aimé diriger les opéras-comiques, et avait gardé le goût des « tempi parisiens », rapides. Lorsqu’il apprend que Liszt a donné Lohengrin en cinq heures, il est consterné. Il lui demande d’exiger des chanteurs que toutes les parties de nature récitative soient accé­lérées, pour raccourcir la durée du spectacle.

À ses chanteurs, Wagner demande de ne pas ralentir, même dans les mouvements émou­vants, de ne pas trainer, car c’est verser dans le pathétisme et la sensiblerie. C’est après sa mort que, suivant les mauvais conseils de Cosima, qui assimile la lenteur à la gravité allemande, les chefs s’éternisent, le record étant détenu, en 1931, par Toscanini… Un Italien, forcément superficiel, pouvait donc être plus solennel qu’un Allemand…

En ce qui concerne l’ouverture des Maîtres chanteurs, qui dure généralement entre neuf et douze minutes (alors que Wagner ne mettait guère plus de 8 minutes), c’est à Leo Blech, directeur musical du Staatsoper, et chef bien oublié maintenant, que l’on doit le record de vélocité : sept minutes et cinquante huit secon­des… On a là, en 1932, le premier enregis­tre­ment musical fait pour être diffusé au cinéma. Me permettrais-je de donner mon sentiment, qui n’est en rien autorisé, après cette audition ? On a parfois l’impression d’être devant un orphéon de village…

De même qu’il recherche une gradation du volume sonore, une dynamique orchestrale entre piano et forte, Wagner veut traiter les tempi comme un processus vivant (il préfère la notion, plus subjective, de tempo à celle de mesure). Le mouvement doit être fluide, et se modifier insensiblement, de façon à rester lié à l’évolution des sentiments. Un thème lié à l’action doit être exposé clairement ; un souve­nir, plus vite « comme une incise ». Il y a, là encore, l’une des raisons de l’antagonisme entre Wagner et Berlioz ; celui-ci détestait les interpré­ta­tions de Wagner, lequel trouvait Berlioz raide. En fait, c’est la liberté du tempo de Monteverdi, qui suit les mouvements de l’âme, que Wagner, sans le savoir, retrouvait.

Il attend des chanteurs qu’ils s’expriment librement, sans qu’on leur batte la mesure, ce qui en déroute plus d’un ; il a été très impres­sionné par la force dramatique de Wilhelmine Schröder-Devrient, pour laquelle il écrira plu­sieurs rôles, et qui représente l’idéal du chan­teur-ac­teur. Faisant la tournée des opéras alle­mands, en 1872, afin de recruter des chanteurs pour Bayreuth, il est exaspéré par ceux qui jouent aux vedettes et cherchent les applaudis­se­ments en tirant leur note jusqu’à n’avoir plus de souffle… Pour lui, ils doivent avant tout être de bons acteurs ; ainsi, ils résoudront les problè­mes lyriques après avoir réglé leur problème dramatique.

Wagner a été aussi marqué par Spontini, qui, en tant que directeur, régentait à la fois la fosse et le plateau, concevait l’opéra comme un tout dramatique, et non un assemblage de mor­ceaux de bravoure. Wagner comprend qu’il doit y avoir une interdépendance étroite entre scène et fosse.

De sa grande expérience, le Maître tira un enseignement condensé, en 1869, dans son opus­cule Sur la Direction d’orchestre, lequel devait avoir une grande influence, tout d’abord sur ses premiers disciples, comme, par exemple, Hans von Bülow, puis sur toute une génération de chefs : Hans Richter, Felix Mottl, Hermann Levi, Anton Seidl, Arthur Nikisch… Cependant, au crépuscule de sa vie, il ne semble pas convaincu d’avoir trouvé celui à qui il pourrait confier son œuvre avec une confiance totale…

Gustav Mahler reprendra l’héritage de Wagner, puis Toscanini, qui tenait Wagner pour son « grand maître », entre 1924 et 1929 à La Scala.

Anne Hugot Le Goff