Berlioz, Wagner, deux conceptions de la musique dramatique

Conférence donnée par Violaine Anger,
le 14 octobre 2019, au Cercle National Richard Wagner – Paris

 

« Si nous avons des aspérités tous les deux,
au moins nos aspérités s’emboîtent
» (Berlioz)

Hector Berlioz et Richard Wagner se sont bien connus, et l’influence du premier, légère­ment plus âgé, sur le second, est manifeste dans certaines œuvres. Ils partagent les mêmes hanti­ses : recherche de l’amour absolu, problème du mal, inclination au grand récit, questionnement du rite et de son rôle dans la société… Mais leurs solutions dramatiques sont aux antipodes l’une de l’autre.

On sait que les relations entre les deux hommes ont été diffici­les. Ils n’ont jamais man­qué les occasions de se cri­ti­quer… Ils se sont ren­con­trés à plusieurs repri­ses, et ont eu, au moins une fois, à Lon­dres, en 1855, l’occasion de discuter longuement. À la suite de cette ren­con­tre, Berlioz écrit à Liszt, qui était son ami : « si nous avons des aspé­rités tous les deux, au moins nos aspérités s’em­boî­tent ». Il ne sera pas tou­jours aussi aima­ble. Dans un article consacré aux symphonies de Reber, dont il loue les harmonies hardies, il écrit « il ne va pourtant jamais au-delà du point où l’auditeur peut se fatiguer à le suivre » contrairement à certains « artistes d’outre-Rhin »… En fait, il y a aussi, sans doute, une certaine jalousie chez Berlioz ; au moment où celui-ci n’arrive pas à faire admettre ses œu­vres à l’Opéra, il pense que Wagner est protégé par l’ambassadrice d’Autriche. « La colère me suffoque », écrit-il à son fils…

Et pourtant, que de choses devraient les rapprocher ! À commencer par leurs idoles com­mu­nes : Gluck, Beethoven, Weber (Berlioz a œu­vré pour la réception du Freischütz en France). Et puis, l’un et l’autre sont leurs propres librettis­tes. Enfin, ils ont le même goût pour une certaine monumentalité : c’est aux moyens scéniques de s’adapter ! Pendant que Wagner révolutionne la fosse d’orchestre, Berlioz invente de nouvelles organisations scéniques. Pour Lélio, l’orchestre est en fond de scène, derrière un rideau. Pour Roméo et Juliette, les chœurs des Capulets et des Montaigus sont présents dans la fosse d’orches­tre, et l’orchestre est sur scène. Un jeu très subtil alterne des solistes qui commentent l’action et d’autres solistes (Le Père Laurence) qui sont per­son­nages

Ils ont aussi des han­tises communes. Dont certaines s’inscri­vent dans l’état d’esprit du romantisme : le désir infini, chez Tristan, on le retrouve dans La Dam­na­tion de Faust ; le rêve d’un amour absolu est celui de Roméo et Juliette ; l’obsession du destin est aussi le thème des Troyens ; la question de Dieu, en parallèle de Parsifal, est celle de L’Enfance du Christ ou de la Grande Messe des morts, en particulier le Sanctus. Enfin, l’un et l’autre ont mis en scène la figure de l’artiste.

Le rêve est omniprésent chez Wagner comme chez Berlioz. Mais, c’est dans l’imagi­naire du lien entre la scène et la réalité qu’éclate la différence de conception des deux musiciens : chez Wagner, rêve et réalité se confondent. La frontière est ainsi totalement abolie dans la mort d’Isolde. Dans le rêve d’Elsa, à partir d’une musi­que très planante, on voit se cristalliser le thème du chevalier qui « sort », pour ainsi dire, de sa plainte, elle-même sonore.

Affiche de la première, par Prudent-Louis Leray

Chez Berlioz, Marguerite chante en attendant l’amoureux, mais si l’opposition entre soprano et chœur d’hommes est comparable, celle-ci est destinée à nous faire ressentir la solitude de la jeune femme. Lorsque, dans Tristan, le cor anglais fait retentir, au cœur de la nuit, la plainte infinie qui nous dirige vers une vérité du monde inaccessible autrement que dans le son, dans Les Troyens, le jeune marin Hylas, dans la nuit et de façon comparable, se met à chanter. Une musique vocale (donc à texte), à couplets, qui évoque la patrie perdue qu’il ne reverra plus. Mais celle-ci ne fait que montrer celui qui chante. Il finit par s’endormir ; il est aperçu, de plus, à travers les commentaires des sentinelles, et le spectateur est convié à par­ta­ger, par la musique, une émotion humaine, sans prétendre toucher une vérité en soi. On le voit, pour Marguerite comme pour Hylas, le rêve est quelque chose d’extérieur, qui per­met d’entrer dans une expérience subjective pré­cise. Mais le discours implicite sur la musique est différent : aucune volonté de faire de la scène le lieu d’un rêve plus « vrai » ; aucune conception de la musique comme ce qui pourrait donner lieu à des formes visibles et les cristalliser pour ainsi dire. On trouve d’ailleurs, chez Berlioz, de très nombreux moments de cauchemars. Ceux-ci semblent beaucoup plus rares chez Wagner. La Symphonie fantastique en est un, et Lélio est l’histoire du retour à la vie de l’artiste sorti des fumées de l’opium… Sans compter les morts qui reviennent hanter le monde, de manière fantastique, c’est-à-dire en suscitant le doute sur leur réalité, et en attirant l’attention sur celui qui les « voit ». Pour Berlioz, il y aura toujours une frontière entre le réel et l’imagi­naire, entre la scène et le réel, et la musique est ce qui dit les émotions humaines, certes, mais aussi ce qui intègre les bruits du monde, extérieurs à toute subjectivité.

C’est la musique qui permet de remplacer les mots échangés et de donner consistance à des personnages imaginaires. C’est pourquoi, dans Roméo et Juliette, les deux héros n’existent que par la musique, deux voix différentes avec des orchestrations différentes qui vont finir par se retrouver. Mais leurs corps ne sont pas présents sur scène, à la différence de Lohengrin, issu, lui aussi, de la musique. Plus évident encore, l’arrivée d’Andromaque, dans Les Troyens : elle passe, femme en noir muette, le chœur commente l’action, mais c’est unique­ment la musique qui traduit les états d’âme d’Andromaque, musique qui peut devenir lumi­neuse quand la jeune femme se souvient des jours heureux avec Hector… La musique nous permet d’accéder à ses sentiments, ses souve­nirs, mais marque aussi son silence, l’opacité de son corps, l’irréductibilité entre ce que l’on voit et ce que l’on entend, et la différence entre le monde intérieur du rêve ou du sentiment et le monde réel de la vue, du jour, de la douleur. La musique ne cherche pas à contourner, dépasser, subsumer cette différence. Elle insiste, au con­traire, sur elle, et en fait le lieu du drame. L’amour absolu porté par Roméo et Juliette est accessible, pour Berlioz, par la puissance de la musique instrumentale, qui permet d’imaginer des mots, des corps, des voix, des situations. Berlioz insiste sur l’opacité du corps humain et sur la matérialité de la scène, là où Wagner semble chercher une continuité entre le rêve, la musique instrumentale, la scène, ce que l’on voit des personnages, les mots qu’ils prononcent. Berlioz insiste sur l’activité subjective et inter­pré­ta­tive, là où Wagner tente d’approcher le vrai en soi.

Anne Hugot Le Goff