Le voyage en Campanie

Cinquantenaire du Cercle National Richard Wagner – Paris : 2e acte,
Italie, du 1er au 6 juin 2015

 

Tous les participants gardent, j’en suis certaine, un magnifique souvenir de ce voyage riche – tant sur le plan touristique que sur le plan culturel. Tout d’abord, parce que l’organisation en était parfaite ; repas délicieux, légers mais… convenablement arrosés ; hébergement remarquable, tout particulièrement à l’hôtel Parco dei Principi (en français, ça sonne moins bien…), à Sorrente, au milieu d’un parc d’essen­ces exotiques.

Notre accompagnateur ? Dévoué, compétent, mais… bavard, ayant parfois tendance à se perdre dans des digressions historiques difficiles à suivre ; il faut dire que, quand Charles de Bourbon, Charles des Deux-Siciles, Charles V de Sicile, Charles VII de Naples et Charles III d’Espagne sont le même personnage, au fil des années, il y a de quoi y perdre son napolitain.

Tourisme

Il y eut tant de temps forts qu’il est difficile de faire un choix. Dès le premier jour, la Chartreuse de San Martino, au-dessus de Naples, nous donne un aperçu de la diversité du patrimoine campanien : église à l’incroyable décor baroque, avec des assemblages de marbre, si raffinés qu’on est presque gêné de marcher dessus ; cloître et son décor de têtes de mort qui rappelaient aux bons Chartreux leurs fins dernières ; musée des crèches napolitaines, avec leurs centaines d’animaux et de petits personnages richement habillés, à tel point qu’on a du mal à retrouver l’enfant Jésus perdu entre les rois mages et leurs dromadaires… et puis, des terrasses, quelle vue sur la baie de Naples !

La Chartreuse de San Martino domine la baie de Naples

À Naples encore, passionnante après-midi au musée archéologique, même si on est bien loin d’en avoir épuisé les ressources. Une partie du fonds de ce musée a été apportée de Rome par une épouse du monarque, née Farnèse ; même si cette collection est très belle, nous sommes plus touchés par ce que l’on ne peut voir ailleurs : les objets ramenés d’Herculanum et Pompéi. Plusieurs salles sont consacrées à la Villa dei Papiri d’Herculanum : quel patricien, quel esthète avait donc rassemblé une telle collection de bronzes éblouissants… Et puis, il y a ces mosaïques, qui nous touchent par leur proximité : animaux domestiques pris dans leurs attitudes familières, et ces couples dont la coiffure, le maquillage, le vêtement simple apparaissent si actuels que nous avons l’impression, comme devant les portraits du Fayoum, de rencontrer des contemporains.

Que d’églises dans le vieux quartier. Toutes anciennes, gothiques, à l’origine, puis restaurées au gré des changements de monarques… et des tremblements de terre, jusqu’au XVIIIe siècle, qui les a « embaroquées », leur donnant un petit caractère hétéroclite plutôt sympathique.

Il faut réserver une place spéciale à l’incroyable Musée Chapelle Sansevero. Nulle part ailleurs, que ce soit en Italie ou en Autriche, le délire baroque n’a atteint de tels sommets. Conçue par Raimondo de Sangro, vers 1750, pour honorer ses ancêtres, la chapelle est ornée de somptueuses statues des Vertus, sous la forme de dames à peine voilées de tissus translucides qui convertiraient certainement plus d’un mécréant. Cette maîtrise dans la sculpture des tissus culmine avec le magnifique Christ voilé de Giuseppe Sanmartino, au centre de la chapelle ; en tournant autour, chaque point de vue apporte une nouvelle merveille, comme ce voile à demi aspiré par une bouche à la recherche du dernier souffle. Sangro était aussi un maçon, un érudit et un inventeur. Dans la crypte, deux écorchés exhibent leur système circulatoire, comme si l’on avait injecté, dans les vaisseaux, un liquide coloré qui aurait polymérisé. Comment cela a-t-il été obtenu ? On ne le sait pas.

Cap sur Caserta, et son magnifique château royal, dont la réalisation fut confiée, vers 1750, par Charles de Bourbon, au grand architecte Vanvitelli, avec la mission d’être « plus beau que Versailles ». Ne pas avoir à pâtir des goûts d’épicier enrichi de Louis XIV, voilà déjà un avantage ! Certes, le luxe est là dans certaines pièces de parade, mais aussi la luminosité, la fraîcheur, la légèreté du baroque ; quant aux jardins, Le Vau peut aller se rhabiller : il y a aussi un Grand Canal, mais il mesure deux kilomètres. Et la déclivité du terrain permet de l’alimenter par une cascade qui se déverse avec grâce dans une succession de terrasses sculptées et de bassins. Un adorable jardin anglais abrite un faux petit temple et de fausses statues de petites nymphes…

À Herculanum, nous allons retrouver le baroque, avec la visite de la Villa Campolieto, l’une des nombreuses demeures somptueuses bâties, au XVIIIe siècle, par la noblesse napolitaine, et dont certaines sont en cours de restauration, avant de passer à la visite du site, si bien conservé, avec des fresques encore flamboyantes – le rouge Pompéi !, ses thermes, ses boutiques, ses petites cours plantées… Pendant que notre accompagnateur explique, certains prennent une tangente discrète pour TOUT voir…

Direction Positano et Amalfi. Le transport entre les deux sites se fait par bateau. Elles sont délicieuses, ces petites villes accrochées aux flancs des Apennins qui tombent abrupts dans la mer, avec leurs maisonnettes blanches agglutinées les unes aux autres. Surtout quand on les aborde par mer… Car, hélas, les marchands du temple sont là, et bien là. Si, pour vous, l’image de Positano est celle d’un play-boy bronzé descendant négligemment vers son yacht, perdez vos illusions : vous croiserez surtout des familles Duraton empêtrées dans leurs sacs de fringues, petits bijoux et souvenirs divers. Mais, à Amalfi, il y a une cathédrale qui est, elle aussi, un joyau de l’art « composite » campanien.

Nous remontons vers Ravello, terme wagnérien de notre voyage, où l’on retrouve un peu de sérénité. Ravello, balcon sur la côte, sa charmante place et sa villa Rufolo, où le grand Richard trouva, paraît-il, l’inspiration pour le jardin de Klingsor. Que l’on visite, bien entendu, (et que l’on trouve plutôt décevante) avant de descendre, à la salle historique Annunziata (ce bâtiment, datant de 1280, faisait partie du domaine Rufolo), écouter un récital de piano, occasion donc de passer à la deuxième partie de ce compte-rendu.

Musique

Il faut bien le dire, nous n’avons pas été convaincus par le récital de Carlo Angione, qui avait manifestement des comptes à régler avec son instrument… Que lui avait-il fait ? Personnellement, je pense qu’il y a eu, au départ, un man­que de répétition in loco, qui lui aurait per­mis d’évaluer l’acoustique et la réver­bé­ra­tion de ce très petit lieu. Schumann et sa Fantasie­stücke op. 12 en firent les frais, Schumann rendu complètement inaudible. Angione n’est pour­tant pas dépourvu de qualités : une belle vir­tuosité, que son pro­gramme, avec Liszt et Chopin, avait pour but de mettre en valeur, et même de la sensibilité, dans la sonate de Scriabine finale et le bis, de Scriabine toujours.

Orphée et Eurydice de Gluck
dans la mise en scène de Karole Armitage

Et puis, il y eut notre grande soirée à l’opé­ra de Naples, avec Orphée. Gluck au San Carlo ? D’aucuns auraient préféré Rossini ou Donizetti, plus couleur locale. Mais, avec la den­sité du programme touristique, aurions-nous résisté à un opéra de trois heures ? Rien n’est moins sûr.

Certains trouvent aussi Gluck ennuyeux. Pour trouver Gluck ennuyeux, il faut ne jamais avoir entendu la Callas chanter « divinités du Styx… » Bien sûr, il faut que les chanteurs transmettent cette flamme intérieure, et, avant tout, que l’orchestre soit capable de restituer la dynamique propre au compositeur ; car il faut reconnaître que, sur le plan de l’action, il ne se passe généralement pas grand-chose. Le grand réformateur a nettoyé l’opéra baroque de tous ses personnages secondaires, qui lui appor­taient de la couleur et de l’animation. Bref, Gluck n’est pas très rock and roll ! De très, très beaux airs, des chœurs splendides – et beau­coup de statisme.

Les metteurs en scène se sentent donc obligés d’en rajouter – dans l’une des deux mises en scène ratées proposées, à l’Opéra, par Olivier Py, la saison précédente, et qui a d’ailleurs été reprise en juin, un assommant ballet de peintres, venant dessiner des graffitis sur le rideau de fond de scène, avant de revenir les effacer, détournait, assez désagréablement, l’atten­tion de la pièce. Le San Carlo a eu une bien meilleure idée : il a confié la mise en scène à une chorégraphe : Karole Armitage. Frottée au répertoire de Balanchine, puis travaillant avec Merce Cunningham, c’est l’assurance d’une danse classique et fluide qui se mariera bien avec la musique de Gluck. Cette fois-ci, le ballet… en est véritablement un !

Le spectacle est donc un enchantement visuel. Filles et garçons, les Furies sont vêtues de longues tuniques de voile rouge (de façon assez surprenante, on retrouve un certain nombre de gestuelles propres à Bob Wilson !), alors que les Ombres Heureuses sont en mousseline blanche. Chaque protagoniste est associé à son double sur pointes. Le décor est limité à une toile de fond de scène, arrange­ments de chaînons géométriques.

Si l’œil est ravi, l’oreille reste plus réservée. La direction de Francesco Ommassini semble bien plate (où est-elle, la dynamique ?). Sans démériter, les trois chanteuses ne sortent pas de la moyenne. Une mention spéciale à la jolie voix d’Alessandra Marianelli, qui interprète Eurydice. L’Amour d’Aurora Faggioli possède une silhouette gracile qui la marie harmonieu­se­ment au corps de ballet. Pour Orphée, on attend, il est vrai, une voix plus importante, plus impressionnante que celle de Marina De Liso ; sans doute plus d’existence scénique, aussi.

Voilà, tout cela a passé trop vite… Le centenaire du CNRW sera certainement encore plus beau, mais nous ne serons plus là pour le voir…

Anne Hugot Le Goff